Pour comprendre l’âme et l’histoire de la Catalogne

Dossier de Stéphane Riand dans Médiapart le 20 septembre 2017

  «Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel».

Le Droit à l’autodétermination figure dans la Charte des Nations Unies depuis 1951.

(photo Diada 2016)

Pourquoi la Catalogne veut-elle se donner le choix de l’indépendance?

Parce que la Catalogne est une nation millénaire, avec une culture et une langue qui lui sont propres, et une souveraineté qui lui a été volée par les armes, il y a de cela 300 ans.

Parce que sa population n’oublie ni ses racines ni son passé, et a démontré la force et la constance de ce profond désir d’indépendance, à travers de gigantesques manifestations dans le pays, à l’occasion de la Diada, la fête nationale catalane, qui a lieu le 11 septembre de chaque année, et ce depuis 2012.

Parce que la nation catalane estime que le pouvoir central ne respecte ni ses particularités, ni ses compétences de région autonome, la traite fiscalement comme une colonie, n’encourage pas son développement économique et, enfin, parce qu’elle n’envisage plus la création d’une Espagne fédérale comme une solution durable et fiable à un problème récurrent.

Parce que cette volonté d’indépendance émane du peuple, et que par conséquent, depuis 2012 le Parlement catalan est composé à majorité de députés indépendantistes, avec un mandat clair qui a ainsi été confié au pouvoir exécutif: organiser un référendum sur l’indépendance pour 2017.

DES AUTORITÉS POLITIQUES QUI PRÉPARENT LES BASES D’UN FUTUR ÉTAT CATALAN

La Generalitat (Généralité) est l’organisation politique de la Catalogne. Installée à Barcelone, elle est composée d’un Parlement de 135 députés élus par le peuple, d’un Gouvernement (Conseil exécutif) et d’une Présidence, dont Carles Puigdemont, ancien maire de Girona, est l’actuel chef du gouvernement.

Un virage indépendantiste depuis les élections de 2012 

Le 23 janvier 2013, le Parlement catalan s’est déclaré souverain, grâce à l’adoption, par 85 députés sur 135, d’un texte qui reconnaît «le caractère de sujet politique et juridique souverain» du «peuple de Catalogne».

Le 13 mars 2013, le Parlement catalan approuve une résolution sur le droit à l’autodétermination, appuyé en cela par 104 députés. Le gouvernement est alors chargé d’ «initier un dialogue avec le gouvernement espagnol pour rendre possible la consultation des citoyens catalans pour décider de leur propre futur».

Le 11 avril 2013, le gouvernement d’Artur Mas, alors Président de la Catalogne, prend des mesures pour la mise sur pied d’un Conseil de Transition Nationale, chargé de fixer le calendrier du processus souverainiste et d’examiner la viabilité dans tous les domaines de la nouvelle Catalogne indépendante. Il a pour tâche notamment d’identifier et d’organiser les structures du nouvel Etat: une nouvelle administration fiscale, avec une agence de collecte d’impôts, un système judiciaire propre, une banque centrale catalane, une politique énergétique à prévoir, une politique étrangère à mettre sur pied, qui gérerait les relations de la Catalogne avec l’Espagne ainsi qu’avec l’Union européenne et le reste de la communauté internationale. Enfin, un Pacte national pour le droit à décider a été signé entre la majorité des groupes parlementaires et une quarantaine d’entités et d’associations diverses, favorables à l’indépendance.

Depuis 2013, le gouvernement catalan a vainement tenté de mettre sur pied un référendum sur l’indépendance qui soit inscrit dans le cadre légal espagnol, ce que l’Espagne a refusé à de multiples reprises, dont la dernière en date, le 28 septembre 2016.

Le dialogue selon Madrid: non, non, non, non et non!

Le 14 septembre 2013, le Premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, refuse que la population catalane soit consultée dans le cadre d’un référendum sur l’indépendance, au motif que la Constitution de 1978 l’interdit, puisqu’elle déclare que l’Espagne est «une et indivisible». De plus, la Catalogne n’aurait pas les compétences de l’organiser. Enfin, le droit à décider, pour l’avenir de la Catalogne, selon Rajoy, n’appartiendrait pas aux seuls Catalans, mais à tous les Espagnols.

Le 8 avril 2014, l’Espagne refuse le transfert de compétences demandé par la Catalogne.

Artur Mas renonce donc au référendum, qui seul peut être convoqué ou autorisé par l’Etat central, et décide alors d’organiser une consultation, qui, quant à elle, peut être organisée par la Catalogne. L’Espagne invalide alors la loi de consultation non référendaire votée par le Parlement catalan, qui vise à rendre cette consultation conforme à la Constitution espagnole, et le Tribunal constitutionnel, la plus haute instance judiciaire du pays, l’interdit formellement en octobre 2014.

Artur Mas transforme alors la consultation en une participation citoyenne. En effet, si le Tribunal constitutionnel espagnol a suspendu la loi de consultation, il n’en a pas suspendu tous les articles. Or, l’article 3 autorise la participation citoyenne. Mais, le 5 novembre 2014, Mariano Rajoy, une nouvelle fois, l’interdit, au motif que le gouvernement catalan commettrait alors une «fraude à la loi»: la forme ne serait pas interdite par la Constitution, mais que le fond, à savoir la question posée, l’est toujours.

Le 9 novembre 2014, Artur Mas place tout de même les urnes dans les rues et dans les écoles… 2,3 millions de Catalans votent symboliquement, à défaut de le faire légalement, et 80 % d’entre eux se montrent favorables à l’indépendance.

Artur Mas convoque alors des élections anticipées, pour le 27 septembre 2015. Les deux partis indépendantistes, Convergencia et l’Esquerra Republicana, s’allient pour créer une liste commune, Junts pel Si («Ensemble pour le oui»). En votant cette liste ou en votant la CUP, l’extrême gauche indépendantiste, les Catalans votent l’indépendance. La participation record des Catalans, 77,44 %, conduit à la création d’un Parlement, une nouvelle fois, à majorité indépendantiste. En effet, aux 62 sièges obtenus par Junts pel Si s’additionnent les 10 sièges obtenus par la CUP.

Septembre 2015, le premier acte politique de la nouvelle majorité indépendantiste: lancer le processus de déconnexion!

Le 9 novembre 2015, le Parlement de Catalogne adopte une résolution qui a pour objet d’engager le processus de déconnexion d’avec l’Espagne, et d’aboutir ainsi à la création d’un nouvel Etat catalan, ceci dans un délai de 18 mois.

Cette résolution déclare l’insoumission du Parlement catalan face à l’Etat central, en précisant que «le Parlement et le processus de déconnexion démocratique ne dépendront pas des décisions des institutions de l’Etat espagnol, en particulier du Tribunal constitutionnel». Sans surprise, le 2 décembre de la même année, le Tribunal constitutionnel espagnol la juge contraire à la Constitution.

Le 20 janvier 2016, le Parlement catalan crée une Commission d’étude du processus constituant, chargée d’animer les travaux du Parlement sur le processus de déconnexion. Le gouvernement espagnol considère alors cet acte comme une violation de la décision du TC, acte qu’il considère être «un acte frontal de désobéissance et une violation manifeste». En cas de refus des autorités catalanes d’annuler la création de cette commission, la procédure espagnole est apte à prononcer la destitution des autorités publiques qui ne se conforment pas à ses décisions. Carme Forcadell, Présidente du Parlement catalan, est expressément visée, et risque actuellement des poursuites pénales. Rappelons ici qu’Artur Mas et deux de ses ministres sont actuellement poursuivis par l’Etat espagnol pour avoir autorisé la votation du 9 novembre 2014.

Mais le Parlement, conformément au mandat confié par la société civile catalane, entame le 3 février 2016 le travail concernant l’élaboration des trois principales lois de déconnexion: sécurité sociale, fisc et justice.

28 septembre 2016, le discours très attendu du Président Puigdemont: il y aura un référendum en septembre 2017 et si le «oui» l’emporte, l’indépendance sera proclamée!

La population catalane attendait un message clair, et sans demi-teintes: l’ancien maire de Girone ne l’a pas déçue. En effet, le Président Puigdemont, propulsé à cette fonction après le renoncement d’Artur Mas, que les députés de la CUP se refusaient à élire, a connu le 28 septembre 2016 ce qui s’apparente plus à une investiture, qu’à un discours politique classique. Le Parlement, en effet, a connu quelques remous en juin, suite au refus de la CUP (extrême gauche) de voter les budgets de l’Etat. Mais aujourd’hui, les députés indépendantistes resserrent les rangs.

L’alternative à la question catalane, qui mobilise des millions de personnes depuis des années? «Ou un référendum, ou un référendum», répond Carles Puigdemont. A savoir, soit un référendum pacté avec l’Etat espagnol, soit un référendum organisé par la Catalogne.

Le Président veut une campagne informative auprès de la population, et des structures étatiques prêtes à fonctionner. Les Catalans doivent savoir dans quoi ils s’engagent, mais ce référendum sera le dernier, et il sera contraignant: si le «oui» l’emporte, l’indépendance sera proclamée le lendemain du vote, qui devrait avoir lieu un dimanche, soit le 17 soit le 24 septembre de l’an prochain.

Quid de l’Espagne? Mariano Rajoy refuse toujours d’entrer en matière. Le Président Puigdemont entend toutefois réitérer sa demande de pouvoir organiser un référendum, devant le Congrès, le 10 octobre 2016, avec le souhait clairement formulé de travailler de concert avec l’Etat central. L’offre sera valide jusqu’en juillet 2017, date à laquelle la Catalogne, qui aura alors voté les lois nécessaires pour le faire, s’en chargera elle-même. Coexisteront alors deux légalités, la légalité espagnole, et la légalité catalane.

Jordi Solé, Secrétaire des Affaires étrangères et de l’Union européenne, auprès du Ministre des Affaires étrangères du gouvernement catalan, Raül Romeva

Un Etat central qui refuse 18 fois l’autorisation d’organiser un référendum, une région qui n’admet pas ce refus. Légalité de l’Etat central d’une part, et légalité d’une région autonome, d’autre part: comment expliquer au monde que sur la légalité espagnole, inscrite dans une Constitution, prévaut la légitimité catalane?

Le processus d’indépendance de la Catalogne est absolument légitime, car il a toujours été soutenu par des procédures démocratiques et pacifiques. Et il a démarré après avoir constaté à plusieurs reprises le désintéressement des institutions espagnoles pour améliorer substantiellement le statut politique de la nation catalane. Mais ce processus est également légal pour deux raisons: il est fondé sur le droit à l’autodétermination, reconnu par plusieurs traités internationaux, et sur un cadre légal propre.

Les lois doivent s’adapter et doivent refléter la volonté des citoyennes et des citoyens, volonté qui en démocratie se traduit grâce au vote, et au droit de vote. En Catalogne, 80 % de la population est d’accord de décider par référendum si la Catalogne doit être indépendante, ou pas. Le gouvernement espagnol interprète la législation en vigueur de façon restrictive, pour empêcher que cela n’arrive. Si cette attitude persiste, le Parlement catalan sera alors légitimé pour créer le cadre légal qui rende possible cette votation. La légalité et la légitimité sont les deux faces d’une même monnaie.

La Commission de Venise (organe consultatif du Conseil de l’Europe) dit qu’il ne faut pas fixer de minima dans la participation à un référendum, pour éviter que les partisans du «non» militent pour l’abstention. Pour vous, quelle est la participation minimale, en dessous de laquelle vous considéreriez les résultats du scrutin comme difficiles à défendre devant la communauté internationale?

Les conditions sous lesquelles le référendum contraignant de 2017 sera organisé sont encore à décider. Je vous rappelle que le Royaume-Uni abandonnera l’Union européenne avec 51,9 % de votes favorables, et que lors du référendum d’indépendance écossais, aucun minimum, ni de participation, ni de votes favorables à l’indépendance n’a été fixé pour considérer le résultat comme valide. Il me paraîtrait excessivement paradoxal que, dans un référendum, la décision minoritaire soit celle qui finisse par s’imposer.

Il existe maintenant un Registre des Catalans de l’extérieur. Les Catalans résidant à l’étranger pourront-ils cette fois voter en septembre 2017?

Il serait juste et nécessaire que toute personne ayant la condition politique de Catalan ait la possibilité de voter librement et sans entraves, et nous nous emploierons à ce qu’il en soit ainsi.

Les trois lois de déconnexion (sécurité, fisc et justice) sont actuellement en discussion au Parlement, malgré le veto de Madrid. Craignez-vous une intervention musclée de l’Etat central, comme la destitution de la Présidente du Parlement, Carme Forcadell?

L’Espagne menace également de suspendre l’autonomie de la Catalogne.

Il est très probable que la Présidente Forcadell soit finalement poursuivie pénalement pour avoir permis que les député(e)s débattent et votent (!), parce que c’est ainsi que l’Etat espagnol affronte la demande politique de l’immense majorité des Catalans: avec les tribunaux, et les menaces. Face à ceci, face à cette démission de l’Etat espagnol de faire de la politique, la meilleure réponse est celle de la Présidente Forcadell elle-même, lorsqu’elle apprend que le Tribunal constitutionnel engage une procédure pénale contre elle: «Nous, nous continuons!». S’il y a une sentence condamnatoire contre la présidente de notre Parlement, beaucoup de gens ne resteront pas chez eux. Nous défendrons la démocratie jusqu’au bout.

L’Espagne menace également de suspendre l’autonomie de la Catalogne. Que se passerait-il si les Mossos d’Esquadra (la police catalane) se trouvaient alors confrontés à la police espagnole?

La confrontation doit avoir lieu dans les urnes. C’est là que se trouvent les démocrates.

L’Ecosse, européiste, pourrait redemander un référendum. Pensez-vous, qu’après le Brexit, l’UE soit plus ouverte aux revendications catalanes? Peut-elle refuser à la Catalogne ce qu’elle autoriserait à l’Ecosse?

La Catalogne fait partie de l’Europe et se considère comme partie prenante du projet politique européen, un projet basé, entre autres, sur les valeurs démocratiques. J’ai beaucoup de mal à imaginer que l’UE ferme ses portes à des citoyen(ne)s européen(ne)s, qui auront démocratiquement décidé de leur futur dans les urnes et à un pays qui est un contribuable net du budget communautaire, et une puissante économie dans le sud de l’Europe. Le pragmatisme finira par s’imposer, mais auparavant nous verrons un peu de gesticulations.

Carme Forcadell, Présidente du Parlement catalan

Quel a été votre premier acte, en tant que Présidente du Parlement catalan?

Je suis allée rendre visite à Neus Catala, une femme qui est véritablement le symbole de ce qu’a été la répression en Catalogne, le symbole du danger que représente le fascisme. Il s’agit de la dernière survivante des Catalans rescapés des camps de concentration, aujourd’hui âgée de 101 ans.

(ndr: Neus Catala était infirmière, et membre des Jeunesses socialistes unies de Catalogne (PSUC). Après la victoire de Franco, elle a fui le pays pour la France, emmenant avec elle 180 orphelins. Elle entre dans la résistance française avant d’être dénoncée et expédiée à Ravensbrück. Elle y sera affectée à la construction d’armes de guerre, qu’avec d’autres femmes elle s’emploiera à saboter.)

Il y a trois lois qui doivent préparer la déconnexion d’avec l’Espagne: le fisc, la justice, les prestations sociales. Que pouvez-vous nous en dire?

La loi de protection sociale et la loi concernant le fisc sont celles qui sont actuellement les plus avancées, et travaillées à l’intérieur de différentes commissions.

L’Espagne a décidé de poursuivre plusieurs personnes impliquées dans le processus comme par exemple Santiago Vidal, magistrat qui de sa propre initiative a constitué un groupe de juristes et de juges pour élaborer les bases de la future Constitution, et qui s’est vu interdire d’exercer, sur décision de l’Etat espagnol. Ou encore l’ex-Président Artur Mas, et deux de ses ministres. Que pensez-vous de cette attitude de l’Espagne face à la Catalogne?

En démocratie, les conflits politiques doivent se résoudre politiquement, comme l’a fait par exemple David Cameron face au parti nationaliste écossais, qui avait gagné les élections. Il leur a proposé d’en parler, afin de trouver une solution. Mais l’Etat espagnol s’y refuse: les politiciens sont en train de judiciariser la politique, et les juges sont en train de politiser la justice. Il n’y a pas de séparation claire entre les pouvoirs et les uns se positionnent sur le terrain des autres, et à chaque conflit politique, l’Etat espagnol utilise les tribunaux. Il se passe exactement la même chose au Parlement: l’Espagne ne veut pas qu’on y parle de tout, et veut limiter la liberté d’expression des députés, or le droit qu’il faut défendre, c’est que dans un Parlement on puisse, on doive parler de tout. De tout ce qui se parle dans la rue, de tout ce qui intéresse les citoyens: c’est l’essence même d’un Parlement civique.

Vous êtes actuellement dans la visée de l’Etat espagnol, en tant que Présidente du Parlement, Parlement qui met en discussion des lois de déconnexion. Ne craignez-vous pas une inhabilitation?

Je ne l’envisage pas, ce serait une attaque très grave à la démocratie. Inhabiliter une personne parce qu’au Parlement il s’est parlé d’un thème qui intéresse les citoyens et autour duquel tous les groupes parlementaires ont pu s’exprimer, les partisans comme les adversaires? Parce que nous avons débattu sur les conclusions d’une commission, qui avaient déjà été approuvées par cette même commission et qui avaient déjà été publiées dans le Bulletin officiel du Parlement? Je ne l’envisage même pas.

De plus, le Tribunal constitutionnel n’a pas suspendu la commission ni ses conclusions. Ce serait illogique de ne pouvoir débattre, pendant une session parlementaire, des conclusions d’une commission parlementaire. Ce serait inexplicable sur les plans judiciaire, institutionnel, politique, démocratique.

Que répondez-vous à l’argument politique avancé par l’Espagne, qui dit que les Catalans eux-mêmes ont voté cette constitution de 1978?

Cet argument n’est plus valable, et pour plusieurs motifs.

Il faudrait en premier lieu aborder la distinction entre légalité et légitimité. Si les lois n’avaient pas changé, les femmes ne voteraient pas parce que c’était illégal. Mais c’était juste, qu’elles puissent voter. Qu’est-ce qui est le plus important? Ce qui est juste et légitime ou ce qui est légal? Même exemple pour la lutte pour les droits civiques aux États-Unis: auparavant, les personnes de couleur ou les personnes de race blanche n’utilisaient pas les mêmes autobus. Rosa Parks s’est assise dans un bus pour les Blancs: ce n’était pas légal, mais juste et légitime. Donc, en réalité, il faut toujours se poser la question de ce qui est le plus important: la légalité ou la légitimité, la démocratie? Dans beaucoup de cas, lorsqu’une avancée a eu lieu pour la société, c’est quand la légitimité a prévalu. Et heureusement que les lois changent, car sinon nous vivrions encore comme au temps des Romains: les lois doivent s’adapter à la société.

En second lieu, cette Constitution de 1978 s’est faite après une dictature, et sous la menace d’un coup d’Etat, qui a d’ailleurs eu lieu en 1981. C’était donc une démocratie très faible. On parlait de Transition, mais en réalité c’étaient les mêmes personnes qui étaient aux commandes. On a nettoyé la figure de la dictature, c’est tout. Cette Constitution ne s’est donc pas faite dans une totale liberté: si on vous dit ou la Constitution ou les lois fascistes de Franco, vous n’avez pas de réelle alternative.

Enfin, et heureusement, les Constitutions ne sont pas inamovibles, elles peuvent changer, ce qui permet aux pays d’avancer.

La Catalogne est-elle en train de rédiger sa propre Constitution?

Il y a, au Parlement, une commission sur le sujet de la Constituante. Ce que nous voulons, c’est tenter qu’y participent beaucoup de personnes, pour que la Constitution catalane soit celle de tous les Catalans et que chacun s’y sente représenté.

Cette commission a été suspendue par le Tribunal constitutionnel espagnol. Mais elle a fait son travail, il y a eu des débats. Pour autant, ce travail n’est pas terminé, car il faut pour cela organiser des élections constituantes et les parlementaires alors élus seront chargés de rédiger la Constitution, dans un mode très participatif et consultatif. Maintenant, il y a beaucoup de groupes qui ont fait des propositions de Constitution, parce que dans ce pays les gens ont très envie d’y participer.

Albert Royo, Secrétaire général du Conseil de Diplomatie Publique de Catalogne (DIPLOCAT) et professeur des institutions européennes et internationales à l’Université Pompeu Fabra, de Barcelone

DIPLOCAT est un partenariat mixte, qui regroupe des institutions publiques, comme la Generalitat ou l’Association catalane des municipalités, et des entités financières et imprésariales, telles que la Fédération Catalane des Caisses d’épargne ou le Conseil Général des Chambres officielles de Commerce, d’Industrie et de la Navigation de Catalogne.

Son objectif est d’expliquer la Catalogne au monde, et ainsi valoriser son image et son prestige, tout en créant des liens et des relations de confiance avec les citoyens et les institutions d’autres pays. Dans le contexte actuel, DIPLOCAT informe les principaux décideurs politiques et économiques sur le plan européen et international, du processus démocratique qui s’est initié en Catalogne. Selon Albert Royo, «le droit à décider du peuple de Catalogne doit s’exercer en toute liberté».

Quelles sont vos relations avec les différents parlements et gouvernements européens?

Les relations de la Catalogne avec les gouvernements étrangers sont difficiles, parce que très souvent l’Espagne les court-circuite. Malgré cela, les gouvernements veulent maintenir un contact ouvert et discret avec la Generalitat. DIPLOCAT a un accord avec le gouvernement catalan pour travailler ce qui concerne la diplomatie parlementaire, pour informer les différents partis sur la question catalane. Nous invitons en Catalogne des députés, parfois nous nous rendons à l’étranger pour les rencontrer.

Durant ces derniers mois, nous avons réussi à ce que soit débattue la question catalane dans différents parlements, certains ont même approuvé des motions de soutien en faveur d’un dialogue démocratique et d’une recherche de solution entre la Catalogne et l’Espagne. Dernièrement, se sont aussi créés dans certains pays, comme la Suisse mais aussi l’Estonie ou les pays nordiques, des groupes parlementaires, amis de la Catalogne, que nous tenons informés sur la situation.

Certains soutiennent-ils le processus démocratique souverainiste de la Catalogne?

Je ne dirais pas qu’ils le soutiennent, mais la question a été abordée, ce qui prouve que ce qui se passe est assez intéressant, et assez grave, pour qu’on en débatte. Cela s’est produit au Danemark, mais aussi en Belgique, Irlande, Suède. Le débat s’est aussi déplacé hors des frontières de l’Europe, aux États-Unis, en Uruguay, au Paraguay.

A qui profitera ce qui se passe actuellement en Catalogne?

Je crois qu’il faut souligner ici que ce qui se passe en Catalogne est l’un des processus, sur le plan européen, le plus positif et le plus constructif qui existe.

C’est une opportunité non seulement pour le peuple de Catalogne, mais aussi pour l’Espagne, qui a besoin d’une réforme de ses institutions politiques et institutionnelles. Preuve en est le blocage qui existe depuis bientôt un an, avec un Parlement incapable de réunir des forces suffisantes pour élire un gouvernement, sans compter les appels d’institutions européennes qui disent qu’il faut procéder à une profonde réforme également sur le plan économique. Or, cette réforme politique et économique n’arrivera que s’il y a un choc assez fort pour la provoquer. Le processus catalan peut devenir ce choc qui débloque tous ces nœuds, et permette ainsi à l’Espagne de se moderniser, et de créer un Etat du XXIe siècle, qui fonctionne.

C’est aussi une opportunité pour l’Europe, qui doit trouver une nouvelle légitimité sur le plan démocratique. Le Brexit démontre un éloignement évident des citoyens par rapport à la construction européenne et à son mode de gouvernance. Le fait que la Catalogne demande à pouvoir exercer un droit basique, écrit dans les traités, à savoir le droit de voter, et le fait que l’Europe ne réagisse pas, démontre aussi sa faible qualité démocratique. L’Europe doit aussi se renforcer sur ce plan, et cela d’autant plus que les Catalans, comme les Ecossais, sont profondément européistes. Le mouvement catalan est porté par la population, et non par des élites, et l’Europe doit l’accepter. Il faut une Europe des peuples, une Europe des cultures, respectueuse de sa propre diversité.

La Catalogne est endettée: sera-t-elle viable économiquement, si elle devient indépendante?

Aujourd’hui, il n’y a aucune institution ni aucun expert qui remette en question la survie économique d’une république catalane indépendante. L’économie catalane est une économie qui représente 2,1 % du PIB de la zone euro, c’est une économie plus importante que celle de la Finlande ou que celle de la Grèce, plus centrale dans le continent que celle de ces pays ou celle de l’Ecosse.

La Catalogne attire plus de 5’000 multinationales, qui ont installé ici leur siège et leur production. Nous représentons plus d’un tiers de l’économie internationale de l’Espagne, plus de 20 % du PIB espagnol… c’est tellement évident que la Catalogne est viable que plus personne ne le met en doute.

Le doute est plutôt sur ce qui se passerait pour l’Espagne, si la Catalogne la quittait, elle qui est son moteur industriel et économique. Lorsque l’on nous pose cette question, nous répondons toujours que nous sommes disposés à avoir un dialogue avec l’Espagne. Si ce dialogue existe, quand la république catalane verra le jour, nous aiderons l’Espagne pour qu’elle mène les réformes nécessaires, pour qu’elle se stabilise économiquement. Nous ne voulons pas claquer la porte, nous voulons être de bons voisins pour le futur, et nous sommes donc disposés à l’aider économiquement, en faisant des transferts économiques pour les zones les plus défavorisées en Espagne comme en Europe, mais sur la base d’un système transparent et juste, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Nous voulons aider l’Espagne jusqu’à ce qu’elle récupère un certain niveau économique, mais en ayant des relations d’égal à égal avec elle, comme avec les autres pays d’Europe.

Neus Lloveras, Présidente de l’AMI et de la ville de Vilanova

La Catalogne compte 947 municipalités. Le 20 décembre 2010 a été créée l’Association des Municipalités pour l’Indépendance, qui regroupe aujourd’hui 794 municipalités, et qui a comme objectif de soutenir le processus indépendantiste.

Quel est votre rôle actuellement?

L’AMI est une association autonome, avec une petite infrastructure, qui compte une coordinatrice et deux assistantes administratives. Nous soutenons le Parlement catalan par nos prises de position concernant les décisions qu’il prend, et collaborons avec l’ANC et Omnium Cultural dans la diffusion de ce que nous sommes en train de faire en Catalogne.

L’aspect le plus désagréable de notre action, c’est que nous aidons les municipalités indépendantistes, qui rencontrent beaucoup de problèmes sur le plan légal, surtout les plus petites. En effet, le fait de payer des cotisations à l’AMI, le fait de ne pas suspendre le drapeau espagnol devant la mairie, le fait d’encaisser les impôts pour l’Agence Tributaire Catalane (ndr: administration fiscale catalane), le fait de soutenir les décisions du Parlement nous ont valu de voir ouvertes à notre encontre environ 600 procédures, initiées par l’Etat espagnol. Nous informons donc les municipalités sur les procédures, sur les informations à délivrer à la police quand elle vient, nous engageons aussi des avocats, etc.

L’estelada est le drapeau qui symbolise la revendication de l’indépendance. Le 6 mai 2016, le Tribunal constitutionnel l’interdit dans les lieux publics, afin d’éviter, dit-il, «un viol de la liberté d’expression». Que répond la Présidente de Vilanova?

A Vilanova, nous n’avons jamais eu de drapeau espagnol sur la façade de la mairie, mais la senyera, le drapeau catalan. Je ne l’ai donc jamais enlevée. Cependant, sur une décision démocratique du Conseil municipal, nous avons depuis décidé de suspendre aussi l’estelada. Nous sommes donc poursuivis par la justice espagnole. Lorsque nous arriverons à la fin de toutes les procédures judiciaires, que nous perdrons, nous serons obligés de suspendre le drapeau espagnol. Mais alors, nous apposerons sur la façade une plaque, qui informe la population que nous avons été dans l’obligation de le faire.

Les 794 municipalités de l’AMI ont décidé de ne pas suspendre de drapeau espagnol, mais depuis, certaines ont été contraintes de le faire, après avoir perdu devant le Tribunal constitutionnel.

Et que pensez-vous de l’attitude de l’Espagne?

Je crois que l’Espagne a un niveau démocratique très bas. Si son niveau démocratique était plus élevé, elle ferait comme d’autres pays, ne se cacherait pas la tête sous l’aile, et laisserait les gens décider. Pourquoi cela doit-il faire peur, que les gens décident? Le droit à décider est inscrit dans tous les traités internationaux, l’Espagne ne peut continuer à interdire à une population de décider de son propre futur.

Une Catalogne indépendante est-elle économiquement viable?

LES CHIFFRES CLÉS DE LA CATALOGNE

Population            7,6 millions d’habitants

Superficie             32’114 km2

PIB                         210 milliards d’euros

Economie              Diversifiée, avec cependant une prédominance du secteur des services

(69,6 %) et du secteur de l’industrie spécialisée (20,9 %)

Universités           7 universités publiques, 4 privées, 1 université à distance

Langue                   Le catalan: dix millions de locuteurs, 8e langue la plus active dans les blogs, 26e langue du monde en matière de sites web.

Plus de 100 chaînes radio émettent chaque jour en catalan, et plus de 160

universités dans le monde donnent des cours en catalan

Tourisme              11 % du PIB catalan: la Catalogne attire 25 % de tous les touristes qui visitent l’Espagne

Face à la crise, l’économie catalane est asphyxiée

Le mouvement catalan n’est pas né de la crise, mais il baigne dans un contexte économique douloureux. Lourdement ponctionnée par l’Etat espagnol, la Catalogne peine à subvenir aux besoins de sa propre population.

Une vache à lait épuisée

La Catalogne n’a pas seulement perdu son autonomie en 1714. Elle a aussi perdu une partie de ses richesses. Cette tendance à surponctionner la Catalogne reste très actuelle.

Les balances fiscales (la différence entre les impôts perçus par Madrid et ce que les provinces autonomes reçoivent de l’Etat central) des années 2006, 2007, 2008 et 2009 démontrent que le déficit fiscal de la Catalogne s’élève à 22 millions d’euros par an. En % du PIB, le taux s’élève à 10,2 % et excède largement le déficit maximal d’autres pays, comme l’Allemagne (3 %) ou le Canada (2 %).

Si la Catalogne est aujourd’hui endettée à hauteur de 38 milliards d’euros, si la Catalogne aujourd’hui ne peut plus répondre à son désir de privilégier le bien-être social, c’est parce qu’elle est trop lourdement ponctionnée par l’Etat espagnol.

L’arrêt espagnol de 2010 perpétue ce que les Catalans considèrent comme une véritable spoliation fiscale, puisqu’il n’a pas reconnu le nouveau système de financement proposé par le gouvernement catalan, basé sur le principe d’ordinalité, la bilatéralité et l’établissement d’un pourcentage minimal d’investissements de la part de l’Etat espagnol dans les infrastructures de la Catalogne.

Un gouvernement central qui ne l’aide pas

La Catalogne souhaiterait développer ses atouts, mais l’Etat central, selon elle, entrave toute tentative dans ce sens. Madrid, par exemple, interdit tout investissement dans l’aéroport de Barcelone, au nom d’une clause de non-concurrence entre les aéroports du pays. Mais Madrid construit un aéroport fantôme à Castello, qui a coûté la bagatelle de 170 millions d’euros, alors qu’aucune compagnie aérienne n’a jamais voulu s’y installer.

Madrid refuse également d’investir dans le couloir méditerranéen, entre la France et l’Andalousie, et ce contre l’avis de la Commission européenne, parce que ce couloir longerait la Catalogne, sans passer par Madrid.

Des conséquences sur le chômage

Selon les chiffres officiels du gouvernement catalan, 17,49 % des Catalans étaient sans emploi fin 2015. C’est moins que la moyenne espagnole à la même période (21,2 %) mais beaucoup plus que la moyenne européenne en mars 2016 (8,8 %).

Lourdement imposée, depuis toujours…

Après la défaite militaire de 1714, et suite à la réforme fiscale du 9 décembre 1715, la Catalogne perd toute autonomie dans la gestion de ses impôts, et se voit désormais lourdement grevée. Entre 1729 et 1778, la hausse d’impôts atteint le seuil vertigineux de 150 % d’augmentation.

Et au XIXe siècle, la situation s’aggrave encore. Selon la revue historique Sapiens, dans un numéro spécial paru en 2013 et intitulé «Ce que les gens doivent savoir», en 1888, «par habitant, les Catalans payaient deux fois plus d’impôts que les autres Espagnols en impôts industriels. Et cinq fois plus en impôts liés au commerce extérieur».

L’injustice perdure au XXe siècle. Toujours selon Sapiens, «en 1926, la Catalogne, sans être la région la plus grande ou la plus peuplée d’Espagne, représentait encore 30 % des recettes fiscales totales de l’Etat». Et l’asphyxie continue sous Franco: «en 1951, l’Etat ne dépense dans la région de Barcelone que 28 % des recettes qu’elle génère, le déficit fiscal avec l’Etat s’élevant donc à 72 %».

Andreu Mas-Colell, économiste expert en microéconomie, fondateur de la Barcelona Graduate School of Economics, professeur à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, ancien membre du gouvernement sous Jordi Pujol (2000-2003) et Artur Mas (2014-2016)

La Catalogne est-elle réellement surponctionnée?

La Catalogne apporte environ 8 % de son PIB à l’Espagne, ce qui est très considérable.

En Suisse comme en Europe, on a, à tort, l’impression que la Catalogne est la province la plus riche d’Espagne. J’aimerais apporter deux précisions à ce sujet. En termes de capital nominal, si la moyenne est à 100, elle occupe en réalité le 4e rang (118), après le Pays basque (132), la Navarre (environ 130) et Madrid (entre 122 et 123). De plus, il faut prendre en considération que le coût de la vie, à Barcelone comme à Madrid, est plus élevé que dans d’autres régions, ce qui a comme conséquence que ces chiffres de 122 et de 118 sont encore surestimés. La Catalogne est donc au-dessus de la moyenne, mais elle n’est pas la communauté autonome la plus riche.

Seconde constatation: en Catalogne il y a malheureusement beaucoup de gens pauvres, que nous devons aider, au même titre qu’il faut aider les personnes pauvres d’autres régions. C’est pour cela qu’il y a ici une perception assez généralisée, chez les Catalans, de dire que l’effort fiscal est excessif, qu’il faudrait au minimum le tempérer parce que la Catalogne verse plus que la moyenne, et reçoit moins que la moyenne.

En tant qu’ancien membre du gouvernement, je suis très conscient du mauvais traitement qu’endure la Catalogne de la part de l’Espagne. Sur ce point, j’aimerais faire remarquer que l’Espagne est une entité exagérément centralisée et centralisatrice. Imaginez qu’en Suisse, le gouvernement limite les compétences des cantons, décide que la capitale officielle sera Zürich et que tous les trains rapides doivent connecter Zürich avec toutes les autres villes du pays. Imaginez que tous les aéroports suisses dépendent de celui de Zürich, imaginez que les politiciens imposent l’allemand, reléguant les autres langues dans un statut de langues secondaires. Cela serait-il acceptable, pour Genève, dans un pays qui est une confédération? En Espagne, tous les trains à grande vitesse connectent Madrid avec toutes les capitales de province, mais l’Etat central ne prévoit pas de connecter de la même façon la deuxième et la troisième plus grande ville du pays, à savoir Barcelone et Valence.

Si le thème fiscal est devenu un thème prédominant, c’est qu’il se rapporte finalement à la dignité. Avec tous les impôts que verse la Catalogne à Madrid, elle peut se payer tout ce qu’elle reçoit de façon directe ou indirecte, et plus. Elle n’est pas partie prenante des endettements massifs de l’Etat espagnol de ces dix dernières années, pas même pour un euro! Et malgré cela, notre influence est nulle, et ils nous maltraitent, nous insultent, nous méprisent. Donc, ici, les gens disent «stop», parce qu’ils ne dépendent pas économiquement du reste de l’Espagne. Le déficit fiscal n’aurait pas généré cela si Madrid n’avait pas autant maltraité la Catalogne, si en 1978 l’Espagne était devenue un Etat confédéré, si la Catalogne n’avait reçu une contrepartie en matière d’autogouvernement.

Il faut savoir que la structure économique de Barcelone est très différente de celle de Madrid, dont la communauté économique n’est pas une communauté qui exporte, au contraire de Barcelone, qui est une ville de petites et moyennes entreprises. Barcelone est devenue une ville à la réputation internationale, au même titre que Londres, Paris, Berlin, Zürich, Milan, Stockholm. Or il est important que nous disposions d’instruments pour stimuler cette économie. Il est important que cette ville puisse être reliée à d’autres continents, or Madrid ne favorise pas par exemple les liaisons intercontinentales, car l’Etat central veut que l’aéroport de Barcelone soit subsidiaire à celui de Madrid. L’aéroport de Milan, qui est plus petit, a plus de connexions que celui de Barcelone! Il faut prendre conscience que l’Etat espagnol va contre nous, il n’est pas en notre faveur. Je pourrais également vous parler des universités, Barcelone est connue pour ses pôles de recherche. Or l’Etat central ne nous donne pas les instruments pour faire plus, et ces universités ne peuvent être là où elles pourraient être. En conclusion, l’Espagne nous freine. Elle veut l’uniformité, la centralisation et n’accepte pas les différences.

Si la Catalogne veut son indépendance, ce n’est pas parce qu’elle doit payer des impôts à l’Espagne, mais parce que, tout en payant beaucoup, elle est encore maltraitée, niée dans ses différences par un Etat qui refuse le fait qu’il est multinational.

Quelles sont les balances fiscales, pour la Catalogne?

Dans le financement de l’Etat espagnol, la Catalogne paie plus que ne l’exigerait sa proportion du PIB, et reçoit en dessous de sa proportion de population. Ce qui serait normal, ce serait qu’elle paie en proportion de son PIB, et reçoive en proportion d’une moyenne de sa population et de ses produits, ceci pour qu’elle puisse assurer les services publics et prendre soin de ses infrastructures (autoroutes, aéroport, …)

Un exemple chiffré: entre 1986 et 2006, la Catalogne, qui représente le 16 % de la population nationale espagnole, a payé, de mémoire, entre 22 et 23 % des impôts totaux.

La Catalogne est très endettée (32,8 % de son PIB): cela poserait-il un problème si elle devenait indépendante?

La Catalogne peut soutenir cette dette sans problème. Son seul souci sera de savoir quelle part de la dette espagnole elle devra prendre en charge, et c’est un point à négocier avec l’Espagne, qui, elle, est endettée à hauteur de 100 % de son PIB. Ce que je crains, c’est que si l’Espagne accepte un référendum en Catalogne qui puisse avoir comme résultat son indépendance, elle exercera de fortes pressions sur ce sujet, et comme ici la population veut une autogouvernance, la négociation ne va pas échouer pour cette raison.

La viabilité financière de la Catalogne n’est pas à mettre en doute, ce serait absurde. C’est un contributeur net fiable de l’Espagne comme de l’Europe, qui a toujours payé ses impôts, ses charges, ses dépenses, et qui de plus ne dépend pas économiquement de l’Espagne. Nous payons plus à l’Espagne que nous ne recevons, et, ce qui ne se dit jamais, nous payons plus à l’Europe que nous ne recevons.

Enfin, j’aimerais préciser que l’économie catalane n’a pas souffert de ce mouvement démocratique qui est en cours. Le chômage a baissé, les investisseurs étrangers affluent, les exportations augmentent, le tourisme et le secteur immobilier se portent bien.

Et si la Catalogne indépendante ne pouvait plus être européenne?

Nous ne voulons pas sortir de l’Espagne parce que nous payons trop d’impôts, mais parce qu’elle nous maltraite. Par contre, nous ne voulons pas quitter l’UE, parce qu’elle ne nous maltraite pas.

Je ne veux même pas répondre à cette question, parce que nous, les Catalans, nous ne ferons jamais rien qui puisse nous situer en dehors de l’UE. Si demain la Catalogne proclame son indépendance, nous ne téléphonerons pas à Bruxelles pour dire que nous sommes sortis de l’Union européenne, et Madrid non plus. Madrid dira que nous sommes espagnols, nous dirons que nous sommes catalans, et nous nous gouvernerons par nous-mêmes. Et l’Europe devra intervenir, et appeler les Suisses pour qu’ils fassent un travail de médiation, pour trouver un accord. Et dans cet accord, du côté catalan, nous ne voudrons pas être hors de la communauté européenne.

De plus, il y a ici un paradoxe: pour sortir un pays de l’UE, il faut lui donner une identité juridique. Bruxelles ne peut donc expulser la Catalogne si elle ne l’a pas reconnue auparavant.

UNE POPULATION QUI NE RENONCE PAS…

Depuis quelques années déjà, le peuple catalan descend en masse dans la rue, afin de dire pacifiquement au monde son désir d’indépendance et signifier clairement à ses autorités quel cap il souhaite leur voir emprunter. Ces gigantesques manifestations sont organisées par l’Assemblée Nationale Catalane (ANC), en collaboration avec Omnium Cultural.

Le 11 septembre 2012, 1,5 million de Catalans se réunissent à Barcelone pour demander la création d’un nouvel état européen, la Catalogne («Catalunya, nou Estat d’Europa»). Le gouvernement catalan convoque alors des élections anticipées, qui verront les 2/3 des sièges de son Parlement occupés par des députés favorables à l’autodétermination. L’objectif est clairement défini: œuvrer à la mise sur pied d’un référendum qui permette au peuple catalan de se déterminer pacifiquement et démocratiquement sur son futur politique.

Le 11 septembre 2013, plus de 1,6 million de personnes participent à la «Via catalana per l’independancia», formant une longue chaîne humaine qui s’étendra sur plus de 400 km, le long de la Via Augusta romaine, et verra tous ses participants se prendre la main à 17 h 14, avant d’entonner le chant patriotique des Segadors.

En 2014, à Barcelone, les Catalans dessinent le V de la victoire, avec sa pointe à la Place de las Glorias Catalanas. Un V qui mesure 11 km de large, un V qui exprime leur volonté de pouvoir exercer leur droit à l’autodétermination. Un V qui symbolise un vote que les Catalans veulent pouvoir donner le 9 novembre de cette année, ce que l’Espagne leur interdit formellement. Selon la Garde urbaine de Barcelone, 1’800’000 personnes se seraient mobilisées.

En 2015, la Plateforme «Ara es l’hora» (maintenant, il est l’heure), mise sur pied par l’ANC et Omnium Cultural, organise la Via libre, qui emplit l’avenue Meridiana de Barcelone, toujours avec l’objectif de réclamer l’indépendance de la Catalogne et la création d’une république fondée sur les objectifs suivants: justice et bien-être social, démocratie, diversité, solidarité, équilibre territorial, soutien, culture, éducation, innovation et ouverture au monde. Selon les organisateurs, cette Via libre a réuni 2’000’000 de personnes, alors que la Garde Urbaine de Barcelone en annonce, quant à elle, 1’400’000.

La Diada 2016 a été décentralisée. Cinq cités ont été choisies, chacune en rapport avec un axe central pour la future république catalane. Ainsi, Barcelone symbolise la république des libertés, Salt la république de la solidarité et de la diversité. Berga est la république de la culture, Tarragone représente un pays en recherche de progrès, et enfin, Lleida symbolise l’équilibre territorial. Le maître mot de cette manifestation: «A punt», ce qui signifie, selon les organisateurs, que la Catalogne est déjà préparée à être un Etat indépendant, qu’elle est sur le point d’achever son long processus.

Jordi Sanchez, Président de l’ANC

L’Assemblée Nationale Catalane: un mouvement démocratique, pacifique et transversal!

Le 30 avril 2011 s’est constituée l’ANC, avec comme présidente Carme Forcadell. Il s’agit d’un mouvement civil, apolitique, et qui balaie transversalement la société catalane. L’ANC cherche à atteindre son objectif, l’indépendance de la Catalogne, par des moyens démocratiques et pacifiques.

L’ANC est une organisation structurée, qui compte plus de 500 assemblées territoriales réparties dans tout le pays, ainsi que des assemblées extérieures présentes dans 23 pays, dont la Suisse depuis 2013.

Comment expliquez-vous que les Catalans descendent massivement dans la rue, et ce depuis plusieurs années?

Il y a beaucoup de citoyens catalans qui se sentent traités comme des citoyens de deuxième classe, et demandent une solution démocratique pour le futur de la Catalogne dans l’Europe. Ils se sentent mal gouvernés, tant sur le plan administratif que culturel. Par exemple, si vous allez à l’ambassade du Canada, à Paris, vous pourrez être reçu en anglais ou en français, qui sont les deux langues de l’Etat. Essayez d’aller à l’ambassade d’Espagne, à Paris, en parlant le catalan!

Les unionistes affirment que le mouvement indépendantiste s’essouffle. Qu’en pensez-vous?

Les unionistes peuvent-ils signaler un autre mouvement civil, dans n’importe quelle partie de l’Espagne, qui, un an après l’autre, durant 5 ans, soit capable de mobiliser des pourcentages aussi élevés de la population? Et que cela se fasse sans que même une poubelle ne soit cassée dans la rue? Un tel mouvement devrait être récompensé, étudié comme un exemple, et non pas nié comme il peut l’être par le gouvernement espagnol.

En 2017, la Diada se tiendra une ou deux semaines avant le référendum annoncé par le Président Puigdemont, et donc peut-être une ou deux semaines avant la proclamation de l’indépendance. Vous attendez-vous à une participation record?

Le Président a établi la date de septembre 2017 comme la date limite, ce qui veut dire que le référendum peut même être célébré avant. L’ANC commence déjà à travailler, même plus qu’avant, pour rassembler tous ceux qui croient en une Catalogne indépendante.

… parce que fidèle à sa langue

Le Catalan se définit d’abord culturellement par sa langue. Une langue, non pas un dialecte, que l’Espagne a tenté en vain d’éradiquer depuis le XVIIIe siècle, et l’avènement de Philippe V.

Une longue tradition orale et écrite

Le catalan est une langue romane, d’origine latine, qui a commencé à exister entre le VIIIe et le Xe siècle. Il s’exprime dans une littérature reconnue depuis le XIIe siècle.

Le catalan est parfaitement codifié, réglé et standardisé avec un plein consensus académique. Ses ressources linguistiques (études sur la grammaire, la lexicographie, la dialectologie, la terminologie, l’histoire de la langue, etc.) sont comparables à celles des grandes langues latines, ce qui en fait une langue à part entière.

Une assimilation forcée dès 1716

Philippe V souhaitait que le castillan devienne la seule et unique langue officielle de son royaume. Or les Catalans, à cette époque, ne parlaient que leur propre langue car les institutions indépendantes fonctionnaient uniquement en catalan.

Le décret de la Nueva Planta, en 1716, constitue la première salve contre cette langue, dans l’objectif avoué d’une assimilation forcée. Charles III, fils de Philippe V, parachève l’œuvre de son père en interdisant le catalan dans l’enseignement, puis dans l’édition de livres.

Une langue que l’Espagne souhaite voir disparaître

La volonté de l’Etat central d’hispaniser les Catalans se poursuit au XIXe siècle: le catalan est interdit dans l’administration publique, les écoles, les églises, les tribunaux, la comptabilité, l’édition de livres ou de chansons.

Et les gouvernements qui se succèdent étendent encore ces interdictions: aux épitaphes dans les cimetières (1838), aux affiches des commerces et aux noms de rues (1860), aux actes notariés (1862), aux pièces de théâtre (1867), au téléphone (1896).

Au début du XXe siècle, point de répit. Le 18 septembre 1923, Primo de Rivera interdit le drapeau catalan comme l’usage écrit du catalan dans les organismes publics et les associations. Il faudra attendre 1931, après la chute du dictateur et l’instauration de la république, pour que le catalan redevienne officiel, et que la Catalogne obtienne enfin une certaine autonomie politique. Mais Franco n’est pas loin, qui refuse aux régions ladite autonomie, qui fomente un coup d’Etat, plongeant ainsi l’Espagne dans une guerre civile meurtrière. Barcelone, encore une fois, est bombardée. Et la Catalogne, qui avait espéré enfin s’émanciper, encore une fois, est vaincue.

L’ère de Franco: une génération sacrifiée

En 1938, Franco abolit le statut d’autonomie de la Catalogne, et enlève au catalan tout caractère officiel. Son objectif, tout comme celui de Philippe V, est de l’éradiquer, en supprimant toutes ses institutions culturelles, en en interdisant l’usage à l’école comme dans les universités. Aujourd’hui, toute une génération ne sait pas écrire dans sa propre langue.

Mais le catalan a survécu, parce que les parents se sont entêtés, et les enfants, à défaut de l’apprendre à l’école, l’ont parlé à l’intérieur de leurs foyers. Les intellectuels n’ont pas non plus renoncé, et les revues comme les œuvres littéraires ont circulé clandestinement.

Une volonté d’hispanisation toujours présente

Après la mort de Franco, en 1975, et la Transition démocratique qui s’en est suivie, la situation s’est nettement améliorée. Mais les Catalans ne connaîtront pas encore de stabilité.

En effet, alors qu’en Catalogne les compétences en matière d’éducation relèvent du gouvernement catalan, la loi Wert (ou LOMCE: loi organique pour l’amélioration de la qualité de l’enseignement) de 2013 fait resurgir les vieux démons. Il s’agit, aujourd’hui encore, notamment, d’hispaniser les enfants catalans. Et alors que ces derniers sont de parfaits bilingues, grâce à un système d’immersion linguistique qui a fait ses preuves depuis plus de trente ans, le Parlement espagnol exige une réduction de la part du catalan comme langue véhiculaire de l’enseignement.

Roderic Guigo, chercheur au CRG (Center for Genomic Regulation) de Barcelone, et professeur à l’Université Pompeu Fabra

Y a-t-il une «empreinte génétique» de la langue, chez le Catalan? Sinon, comment expliquer qu’il n’a jamais pu être éradiqué, malgré les efforts de l’Espagne dans ce sens?

C’est très difficile d’attribuer des causes génétiques aux comportements individuels, et encore plus aux comportements collectifs. Cela ne veut pas dire que ces causes n’existent pas, mais que si elles existent elles sont très complexes et, quelques cas de comportements extrêmes (schizophrénie ou dépression) mis à part, il n’y a pas d’évidence d’une détermination génétique dans le comportement individuel ou collectif. Le comportement, comme n’importe quelle autre manifestation phénotypique d’une espèce, est le résultat de l’interaction entre les déterminants génétiques et l’entourage.

La langue a résisté grâce à la persistance des classes populaires et des intellectuels (ou de certains intellectuels) qui, contrairement à ce qui se passait dans d’autres lieux où la langue natale était abandonnée au profit de la langue de prestige (par exemple, dans la Catalogne française ou dans le Pays valencien), n’ont jamais renoncé au catalan. Il y a là certainement plusieurs motifs qui l’expliquent, parmi lesquels le fait que l’Espagne, contrairement à la France par exemple, n’a jamais été un Etat fort et structuré, avec la capacité d’imposer des mesures centralisatrices à ses citoyens.

Les Catalans se révoltent depuis des siècles contre l’Espagne. Ont-ils la fronde inscrite dans leurs gènes?

Je ne suis pas sûr que les Catalans soient un peuple pacifique. Notre histoire n’est pas moins violente que celle d’autres peuples européens. Certains historiens considèrent les conquêtes de Majorque et de Valence par le roi Jaume I comme étant de véritables génocides. Les almogavers, une compagnie de mercenaires catalans, vont semer la terreur dans les Balkans au début du XIVe siècle. Les Catalans vont résister héroïquement au siège de Barcelone durant la guerre de succession au XVIIIe siècle. Et au début du XXe siècle, avec les révoltes anarchiques et durant la guerre d’Espagne, je ne crois pas que la violence en Catalogne ait été inférieure à celle qui régnait dans d’autres lieux en Espagne.

Par contre, nous sommes un peuple vaincu, encore et encore, et c’est pour cela que nous avons perdu l’estime de soi. Un peuple proche de l’assimilation et de l’extinction. Si nous existons encore comme un peuple, c’est, je le répète, grâce à la résistance des classes populaires et des intellectuels. Une résistance qui était la dernière étincelle de dignité qui nous restait. C’est parce que la volonté de conserver la dignité est un impératif biologique que nous nous sommes maintenus comme peuple. Une résistance dont nous avons «hérité», mais dans le sens social et culturel, et non pas biologique, de génération en génération.

Je vous donne un exemple personnel. Mon père parle le castillan, mais à la maison, ni ma mère ni sa famille ne lui ont jamais parlé en castillan. Donc, mes sœurs et moi nous lui avons toujours parlé catalan. La renonciation au catalan aurait représenté la renonciation à la dernière étincelle de dignité. Par chance, cette étincelle a toujours finalement mis le feu.

Qu’est-ce qui pousse un scientifique comme vous, rationnel et rigoureux, à s’impliquer dans un processus qui peut paraître irrationnel et au résultat encore aléatoire? Les scientifiques vous paraissent-ils soutenir la cause indépendantiste?

Oui, cela peut sembler contradictoire. Souvent, le processus de la Catalogne vers l’indépendance est présenté comme une pulsion irrationnelle et provinciale. Mais, en Catalogne, je dirais que les scientifiques, chez qui on suppose une rationalité maximale et dont le travail a une portée essentiellement internationale, se sont manifestés majoritairement en faveur de l’indépendance.

La relation entre le rationalisme et le nationalisme est passionnante, car elle affecte une part intime de notre nature comme espèce sociale. Mais normalement, elle s’aborde à partir d’une superficialité effrayante. Il y a beaucoup de raisons pour qu’un scientifique s’implique dans ce processus vers l’indépendance, mais je donnerais la priorité à l’importance de conserver la dignité, et peut-être que cela est inscrit dans nos gènes. Dans ce sens, cela vaut la peine de lire Santiago Ramon y Cajal, sans doute le scientifique espagnol le plus important de ces derniers siècles. Son œuvre scientifique majeure est l’Histologie du système nerveux de l’homme & des vertébrés, un livre qui pose les bases de la neurobiologie moderne. Ramon y Cajal considérait cette œuvre surtout comme un hommage à sa patrie: «Mais, avant tout et par-dessus tout, je voulais que mon livre soit – et pardonnez-moi cette prétention – (…) l’offrande d’un amour fervent rendue par un Espagnol à son pays méprisé». Comme lui, aussi, beaucoup de scientifiques catalans se sentent des obligations face à notre patrie, méprisée depuis des siècles.

Pourquoi soutenir cette cause?

Il y a beaucoup de raisons, en marge du désir de maintenir la dignité. Dans mon cas concret, parce que je crois que l’organisation des sociétés humaines devrait être dirigée pour maximiser le bien-être des personnes. Mais, dans le cas de l’Espagne, les coûts pour maintenir les nations, et les peuples qui lui sont intégrés, unies dans un même Etat, sont supérieurs au bénéfice qui s’obtient grâce à cette unité.

Les coûts de l’Espagne incluent la guerre et la violence, qui sont intrinsèques à sa genèse et à sa survivance; les infrastructures irrationnelles, dont l’objectif est plus de maintenir la colonne vertébrale artificielle du pays que de résoudre les nécessités des citoyens; la destruction de la diversité culturelle et linguistique afin d’imposer une identité nationale commune et uniforme; une situation de conflit permanent. Des conflits de tous genres, politiques, intellectuels, sociaux, et qui ont un coût que paient tous les Espagnols: les citoyens des régions les plus productives, à qui on ôte des ressources pour tenter de niveler les régions les plus défavorisées, mais aussi les citoyens de ces régions, qui sont maintenus dans une situation continuelle de dépendance et de subordination.

L’indépendance de la Catalogne, par conséquent, n’est pas seulement bénéfique pour les Catalans, mais également pour lesdits Espagnols.

Miquel de Palol, poète et écrivain catalan.

Son premier roman, Le jardin des sept crépuscules (1989) est une incroyable somme de romans enchâssés, comptant pas moins de 250 personnages, qui lui vaudra une reconnaissance immédiate.

Pathetic Fallacy sur les langues

Si la langue catalane était une personne, elle aurait commencé par aller à l’école, quand elle était une enfant. Là-bas, elle y aurait appris que ses compagnons avaient chacun leur propre chambre, et elle serait revenue à la maison pour demander à ses parents pourquoi elle devait, quant à elle, partager la sienne avec son grand frère, et deux autres plus petits. «Nous sommes pauvres, lui auraient-ils peut être dit; nous n’avons pas les mêmes ressources».

Quand elle serait devenue adulte, la question se serait transformée en une autre: «Pourquoi ne me laissent-ils pas avoir une maison pour moi toute seule, pourquoi dois-je vivre en locataire dans le grenier de la maison de mon frère aîné, qui maintenant ne me prend plus les jouets comme quand nous étions petits, mais garde tout mon salaire, l’administre et m’en donne une part minimale pour assurer ma subsistance?» Durant les nuits d’insomnie, elle se serait souvenue d’époques récentes très dures, des temps durant lesquels, parce que son frère possédait la maison entière, des inconnus avaient tenté durant des années de l’éliminer, elle. Parfois, elle aurait fait un cauchemar, cela n’est donc pas terminé.

Si le conflit avait évolué, il lui aurait fallu affiner sa stratégie et pour ce faire protéger les principes élémentaires de sa propre existence.

Ainsi, elle aurait appris que les langues – elle et toutes les autres – servent à ce que les humains puissent communiquer entre eux, et non pour qu’ils s’affrontent, et quand ils s’affrontent, c’est parce que ce principe est corrompu par le délire égotique, l’avarice intellectuelle et le mauvais usage de l’esprit de compétition. Que sa propre existence ne va contre l’existence de personne, mais que tout au contraire, elle enrichit la diversité et va en faveur du droit à l’identité propre.

Au milieu du conflit, elle se serait aperçue que ses adversaires ne sont ni son frère ni aucune des autres langues, parce que la nature des langues leur impose de collaborer étroitement entre elles, les incite à s’échanger des paroles et des expressions sans rien demander en échange, à s’enrichir les unes grâce aux autres. Et tous ceux à qui cela semble être une mauvaise chose, à qui cela semble être le produit nocif d’une mauvaise compagnie, appartiennent à la même caste que ceux qui lui ont interdit de posséder sa propre maison, que ceux qui profitent de la fausse idée que les langues doivent s’affronter entre elles, et qui continuellement tentent de le leur faire croire.

Elle aurait compris que ni son propre frère, ni aucune autre langue ne sont ses ennemis, sinon ses alliés, que pour collaborer vraiment avec eux il lui faut avoir une authentique vie propre, qu’elle ne l’obtiendra que si elle peut tutoyer tout le monde et que cela commence par posséder une maison, pour elle toute seule.

Oui, si la langue catalane était une personne, elle serait indépendantiste.

… parce que fidèle à son histoire

La Catalogne, une très vieille dame!

Si le premier drapeau espagnol date de 1785, le drapeau catalan existe depuis 1150.

Si le premier Parlement espagnol date de 1834, le Parlement catalan existe depuis 1218.

Si le premier Président espagnol a été élu en 1823, le premier Président catalan a été nommé en 1359.

Si la première Constitution espagnole a été rédigée en 1812, la première Constitution catalane l’a été en 1283.

700 ans de souveraineté

La Catalogne a exercé sa pleine souveraineté pendant 700 ans, au sein d’une confédération catalano-aragonaise.

Durant tous ces siècles, cette nation a préservé ses institutions, son gouvernement, sa langue, ses particularités. Par exemple, elle prélevait les impôts sur son territoire, qu’elle administrait librement. Les Catalans décidaient donc de participer ou pas à la politique étrangère de Madrid, notamment en ce qui concerne les dépenses de guerre.

Mais, au XVIIIe siècle, tout bascule après la guerre de Succession espagnole. La Catalogne soutient Charles d’Autriche, alors que les troupes franco-espagnoles veulent placer sur le trône vacant Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XVI.

300 ans de répression

Par le jeu des alliances qui se renversent en fonction des intérêts des grandes puissances impliquées dans le conflit, la Catalogne est vaincue. Barcelone, assiégée durant 14 mois, se rend le 11 septembre 1714.

La Catalogne sera politiquement écrasée: le Décret de la Nueva Planta, imposé par Philippe V deux ans plus tard, lui enlève toute autonomie législative, fiscale et judiciaire, et enterre ses autorités politiques (la Generalitat et son Parlement). C’est la fin de l’organisation politique et juridique qui lui était propre, et le début de la monarchie absolue en Espagne, une monarchie qui va l’absorber par la force.

La répression sera brutale: les Catalans seront traités comme des rebelles, leurs prêtres déportés, leurs chefs militaires emprisonnés. Les symboles nationaux seront détruits, les biens confisqués, les universités transformées en casernes militaires. Barcelone, surveillée désormais par une imposante citadelle, sera soumise à un couvre-feu durant plus de vingt ans.

Depuis la chute de Franco, une autonomie toute relative

La Catalogne demande en vain depuis bien longtemps une autonomie accrue dans sa propre gouvernance.

En pratique, elle ne jouit que d’une autonomie essentiellement administrative, sans capacité réelle de fixer des objectifs propres à sa seule population. De plus, cette autonomie fluctue selon les partis politiques au pouvoir à l’Etat central.

Aucun mécanisme politique ou juridique ne protège donc durablement la situation particulière de la Catalogne au sein de l’Espagne.

Les racines de la cassure avec l’Espagne: un statut d’autonomie bafoué en 2010

En 2006, un nouveau statut d’autonomie est voté au Parlement catalan, puis ratifié par le peuple. Mais sa portée sera fortement limitée par le Parlement espagnol, ayant à sa tête le socialiste Zapatero, qui avait pourtant promis aux Catalans de soutenir leur démarche.

Le Partido Popular, alors dans l’opposition, saisit ensuite le Tribunal constitutionnel, qui démembre encore davantage le texte, notamment dans tout ce qui concerne la protection de la langue catalane.

C’est cette décision unilatérale de la justice espagnole, en 2010, qui fera naître une grande vague de protestation en Catalogne…

Jordi Casassas, historien, Président de l’Ateneo Barcelonés, Professeur à l’Université de Barcelone

Encadré

L’Ateneo Barcelonés, un centre pour la promotion de la culture catalane

Cette association civile a été fondée en 1860, et organise des cours, des conférences et des expositions. Elle possède notamment une très importante bibliothèque, qui fut durant très longtemps la plus active de Barcelone. Elle exerce une influence notable dans la vie publique catalane.

Elle a son siège dans le Palais Savassona, une maison seigneuriale néoclassique bâtie en 1796.

Pourquoi les Catalans ne peuvent-ils oublier les évènements de 1714 et tourner la page?

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre, elle n’est pas simple!

En premier lieu, il faut savoir que les Catalans, à l’heure actuelle, en 2016, constituent un peuple très mélangé. Et cette diversité n’est pas nouvelle, elle a toujours existé. Ici, être un raciste est stupide, puisque ce pays est un brassage de populations, depuis bien avant l’ère romaine, du temps des Grecs, des Phéniciens, des Carthaginois, car la Catalogne a toujours été un lieu de passage, un couloir méditerranéen. La Catalogne est un lieu où il y a eu plusieurs vagues migratoires, ce qui en fait aujourd’hui un pays moderne, avec une grande diversité, et très dynamique. Ici s’est constituée depuis le XIXe siècle, à la différence de ce que connaît l’Espagne, une société civile très riche. Maintenant, il est évident que le souvenir historique des évènements de 1714 est encore vif, et il appartient à une culture politique que les différentes dictatures espagnoles ont revitalisée.

En second lieu, l’une des formes de transmission des souvenirs historiques est bien sûr la culture. Et le romantisme, dans lequel la Catalogne a joué un rôle très important, s’est chargé de porter un message qui dit en définitive, que de 1714 à 1814 il n’y a que trois générations. Ce romantisme parlait de nos grands-parents, ces héros. C’est donc quelque chose qui est très proche. Cette culture transporte au XIXe siècle un souvenir du XVIIIe, c’est donc un souvenir rénové.

Enfin, il faut prendre en considération le catalanisme, qui récupère les actes de personnes qui se sont toujours opposées à l’Etat, comme les Carlins, mais aussi les fédéraux et les mouvements populaires. Donc on récupère ces faits, ainsi que le souvenir historique rénové, et par conséquent on convertit le souvenir de 1714 en l’opposition à un Etat central, centralisateur, uniformisateur et par-dessus tout inefficace. Et cette inefficacité fait que le catalanisme n’est pas seulement un folklore historique mais une stratégie dans le présent, une stratégie de modernisation que l’Etat central ne mène pas, alors que cela se fait dans toute l’Europe. C’est pour cette raison que dans les origines du catalanisme, il y a des hommes de droite comme de gauche.

Le catalanisme a eu et a toujours un poids très important dans la diversification idéologique, qui est une richesse, un indicateur de la santé démocratique, mais qui peut aussi parfois se convertir en une faiblesse. Dans ce domaine, je me réfère à l’actualité (ndr: le mouvement indépendantiste catalan a connu une année de division en 2016): partout quand s’est impulsé un mouvement d’indépendance, il l’a été par un parti nationaliste unique, comme en Ecosse. Ce n’est pas le cas en Catalogne, même s’il y a eu des tentatives de le constituer. Ici il y a des divisions idéologiques à l’intérieur du catalanisme. C’est une richesse, mais lorsque le pays s’engage dans un processus d’indépendance, cela peut se transformer en faiblesse.

Que doit-on comprendre, quand on parle de catalanisme?

Le catalanisme est la forme qu’a prise le nationalisme en Catalogne, depuis la fin du XIXe siècle-début du XXesiècle, à partir d’un constat: l’Espagne n’est pas une nation, l’Espagne est un état. La nation, c’est la Catalogne. L’Etat est artificiel, il peut dépendre d’une fusion entre deux nations, d’une guerre, de frontières. Au contraire, la nation est un fait naturel. Les dictatures de Primo de Rivera et de Franco vont considérer ce concept de nation et de nationalisme comme un acte de résistance, antidictatorial.

Une autre chose qu’il faut comprendre: historiquement, en Catalogne, il y a eu une conscience d’être «séparé». Non pas une conscience séparatiste, mais une conscience, chez les Catalans, de ne pas être espagnols. Par contre, l’expression politique du séparatisme, actuellement on parle d’indépendantisme, était autrefois politiquement minoritaire, et électoralement pratiquement inexistante. Dans la politique catalane, il y avait un pessimisme réaliste, comme un syndrome de Stockholm.

Dans les années 1960, la Catalogne voit arriver sur son sol beaucoup d’Espagnols. Mais, à la fin du XXe siècle, les nouvelles vagues d’immigration, non européennes, sont beaucoup plus importantes. Or, cette croissance très importante de la population, avec des personnes qu’il s’agit d’intégrer, provoque une alarme chez le gouvernement catalan, qui constate qu’il manque pour cela de l’argent en Catalogne, et c’est alors qu’on prend conscience qu’il y a un déséquilibre dans les balances fiscales. Et de là naissent toute une série de revendications comme par exemple, pourquoi les Catalans doivent autant payer pour les autoroutes, alors qu’ailleurs elles sont gratuites. Et il commence à y avoir des mobilisations qui sensibilisent les gens sur le fait que la Catalogne, à l’intérieur de l’Etat espagnol, ne se porte pas très bien. Il y a alors un changement important dans la stratégie de la politique du catalanisme: beaucoup d’hommes politiques ont commencé à avoir un discours fondé sur le «séparatisme d’intérêt», qui dit «c’est assez, nous sommes fatigués, nous voulons une relation bilatérale avec l’Espagne et plus de compétences autonomiques». C’est pour cette raison que le statut d’autonomie de la Catalogne sera revu, avec les conséquences que l’on connaît, l’intervention du Tribunal constitutionnel, une grande manifestation en juillet 2010, et le début spontané des premiers cris d’indépendance. Et c’est là que se situe la frontière entre le catalanisme nationaliste autonomique et le catalanisme indépendantiste.

Le seul président démocratiquement élu à avoir été fusillé pendant les évènements tragiques de la Seconde Guerre mondiale, et la guerre civile en Espagne, a été Lluis Companys, le président catalan. Pourquoi?

Il faut situer cet évènement dans son contexte, le 15 octobre 1940. Cet évènement est relié à l’invasion nazie en France: il y a un accord et une sympathie entre les nazis et Franco, et lorsque ce dernier gagne la guerre civile en 1939, commence la persécution, et donc le début de l’exil. Certains parviennent à fuir, comme Lluis Companys, et d’autres non. Le gouvernement collaborationniste de Pétain subit parfois des pressions de l’Eglise pour le forcer à respecter les accords de Genève, qui interdisent d’extrader des réfugiés politiques. Certains hommes politiques seront sauvés, mais pas Companys.

C’est alors que l’Europe, les États-Unis, le Mexique comprennent que la première grande confrontation en Europe entre fascisme et démocratie est en train de se produire en Espagne. Ici, il y a le problème du reproche, entre guillemets, qui peut se faire à l’Europe démocratique: en 1945, en oubliant l’Espagne franquiste, l’Europe préfère éliminer un problème et se dédier à la reconstruction interne. Et pour beaucoup d’intellectuels, parmi lesquels André Malraux, il s’agira d’une grande honte.

Est-ce qu’on peut affirmer que, durant la guerre civile, les Catalans ont essayé de récupérer leurs libertés?

De facto, ils avaient récupéré leur plein statut d’autonomie depuis février 1936, lors des élections du Front populaire. Et donc juridiquement, institutionnellement, le Président Companys est président de la Generalitat. La Catalogne avait des instruments institutionnels, non comme un état indépendant, mais elle avait tout de même sa propre économie, avec son propre système éducatif.

Arrive ensuite la guerre, et à partir de mai 1937, quand l’Etat central intervient dans la vie institutionnelle de la Catalogne, cette expérience d’autonomie s’achève. Et ce qui se passe alors, c’est un interventionnisme du gouvernement de la république qui est sur le point d’arriver à Barcelone – le temps d’arriver de Madrid à Valence, de Valence à Barcelone – avec l’excuse qu’il fallait unir les efforts pour gagner la guerre.

Il y avait donc bien dans cette guerre civile, une part de guerre et une part de révolution, dans le secteur républicain. Quand la guerre civile s’est achevée, le Président Companys, au moment de traverser la frontière, avait à ses côtés, son collaborateur le plus proche, Josep Taradellas, et il lui a dit à peu près ceci: «à partir de maintenant, pour la lutte des causes universelles, il y aura beaucoup de monde disposé à lutter. Pour la cause de la Catalogne, nous serons seuls».

Le travail de mémoire est un travail important. La France, l’Italie, l’Allemagne l’ont effectué. Peut-on en dire autant de l’Espagne?

Non, bien au contraire. Il n’y a aucune condamnation officielle de la part de l’Etat espagnol, équivalant à celle pour le fascisme et le nazisme en Europe. Il n’y a pas eu également, jusqu’à il y a très peu, et d’une manière très artificielle, ce qu’on pourrait appeler une politique de mémoire. Par exemple, en ce qui concerne la Fondation Francisco Franco, on ne sait pas encore si elle reçoit ou pas de l’argent du gouvernement, ce qui semble tout à fait incroyable. En Galice, jusqu’à il y a peu, il y avait une statue équestre du Caudillo, et partout en Espagne on trouvait des rues qui portaient les noms de collaborateurs très proches de Franco ou de généraux.

La Transition se fait sur l’oubli et sur une politique d’amnistie, de «réconciliation». Et ensuite, à l’intérieur de la droite espagnole triomphante, non seulement électoralement mais aussi sociologiquement dans l’Espagne démocratique, il y a eu un recyclage du franquisme. C’est pour cela que l’Espagne n’a pas besoin d’un parti d’extrême droite comme celui de Marine Le Pen, ou d’un parti de ce type, parce qu’il existe déjà à l’intérieur du Parti Populaire. En Espagne, il y a une apologie du franquisme, et rien ne se passe juridiquement, alors que ce sont des politiciens en activité qui la font, alors qu’on condamne le mouvement séparatiste catalan comme un mouvement nazi. Il faut comprendre cette ambiance.

A mon sens, l’Espagne est un pays prédémocratique, la démocratie est très difficile à instaurer dans un pays. Ce n’est pas parce qu’il y a des élections et des trains à grande vitesse que pour autant un pays est démocratique. Il faut beaucoup plus, et j’en reviens à ce que je disais auparavant, il faut par exemple une société civile très riche.

Peut-on construire une démocratie saine sur des cimetières, dont les morts n’auraient pas reçu de sépultureet il est ici fait référence aux dizaines de milliers de Catalans, victimes de la guerre civile, qui croupissent dans les fosses communes parce que l’Espagne refuse de les ouvrir?

Non. Il faut comprendre la différence qu’il y a en Espagne par rapport à beaucoup d’autres pays européens.

En Espagne, la mémoire est un travail de récupération de la guerre civile, qui n’est pas basée sur l’invasion du sol par un peuple étranger mais qui se produit dans un moment de confrontation extrême entre d’une part le fascisme et le nazisme, et d’autre part, la démocratie et le communisme. Et donc, maintenant, il s’agit pour l’Espagne de recycler la mémoire des crimes du franquisme mais aussi des crimes de la révolution. Et ils ont été dramatiques, il y a des villages, dans le monde rural catalan, qui ont beaucoup souffert. Et en ce sens, on ne peut pas faire de l’idéologie.

Or cette mémoire de la récupération, cette mémoire du nettoyage du passé, ou de sublimation de ce passé, ne peut se faire que du côté de l’Espagne. Elle doit se faire de manière conjointe. Parce qu’ici ce n’est pas l’envahisseur allemand qui a tué, mais à l’intérieur du même village, une famille qui en tue une autre, entre partisans du franquisme et partisans de la révolution. Et ensuite ils continuent de vivre ensemble, dans le même village… c’est très compliqué.

L’Espagne affirme que les Catalans ne peuvent violer une Constitution espagnole qu’ils ont eux-mêmes votée en 1978. Cet argument est-il valable?

Non. Je vous donne d’abord une réponse d’historien, avant de vous donner ma position de citoyen et d’intellectuel qui actuellement analyse le présent.

Une des graves conséquences de l’histoire de l’Espagne contemporaine, c’est qu’en 1876 elle a fait une Constitution qui voulait être une Constitution de réconciliation, moderne, européenne. Le chef du gouvernement était alors un conservateur, Canovas del Castillo. Et cette Constitution ne va pas être révoquée avant 1931, avec l’avènement de la IIe République… donc pas avant une très longue période. Cela veut dire que de 1876 jusqu’en 1931, alors que le pays passe par une augmentation de la population, par un changement de génération, par un changement en Europe très important, par la crise des colonies de 1891, par l’impact actif de la Première Guerre mondiale, par une dictature de Primo de Rivera… la Constitution se maintient telle quelle.

Pour quel motif? Parce qu’en Espagne commandent certaines oligarchies économiques, propriétaires terriens, membres de l’armée ou hauts prélats de l’Eglise; et cette oligarchie a peur du changement constitutionnel, car un changement de constitution implique un débat politique, et un changement. Or le débat politique peut avoir comme conséquence un déséquilibre ou encore l’apparition d’un mouvement ouvrier moderne, un syndicalisme moderne. La monarchie est déjà affaiblie, puisqu’elle a œuvré au maintien de cette Constitution, inaltérable. Elle ne tiendra pas, et il y a un risque: soit la dictature, soit la république. Donc, qu’est-ce qui se passe? Cette Constitution est comme un bouchon, qui génère une pression immense à l’intérieur, et au final, la seule solution, c’est que cela explose. Cela, l’Espagne l’a déjà expérimenté… Le problème, c’est que personne n’a une conscience historique, et maintenant, on recommence la même chose.

La Constitution de 1978 est uniquement pensée pour la dictature, par le fait qu’il faut sortir de la dictature. Même les forces de gauche renoncent à lutter contre cette Constitution, et font un pacte, malgré les critiques. A cette époque, on disait: transition, ou rupture. Et les gens ont préféré la transition, parce que la rupture aurait pu signifier un nouveau retour à la dictature, puisque l’armée était encore très puissante. C’est une constitution faite sur la peur, en fonction de la peur. Ce n’est non pas une transition, mais une transaction entre les forces de la dictature qui restent dominantes et, en face, des forces démocrates de gauche trop faibles parce qu’elles sont naissantes. Donc, imaginer que cette Constitution de 1978, après ce qui se passe dans le monde, dans le pays, avec de nouvelles générations qui n’ont pas connu la dictature, après tous ces changement culturels, économiques, sociaux, imaginer que cette Constitution puisse continuer à être en vigueur sans la modifier, alors qu’elle s’est construite sur la peur… c’est une monstruosité. Car elle empêche aujourd’hui un débat démocratique sur ce qui se passe en Espagne.

Depuis 2010, la Catalogne est entrée dans un processus et il n’y a aucune réflexion critique sur ce qui se passe dans le pays. Et cela fait six ans. Il devrait y avoir une réflexion sur ce qui se passe en Espagne, pas seulement sur ce qui se passe en Catalogne. Et ceci est un symptôme inéquivoque, qui montre qu’il n’y a pas de véritable santé dans la démocratie en Espagne ni, et c’est curieux de le constater, dans les milieux intellectuels espagnols. Je peux comprendre qu’il y ait une culture politique qui ne puisse comprendre la différence, mais après 300 ans d’années de vie en commun, après une Transition sur laquelle tout le monde s’est accordé, après la grande croissance de l’Espagne, telle qu’ils la présentent, même si je ne la constate pas, après la Catalogne qui dit «Assez»… et bien, cela ne provoque aucune réflexion, aucun questionnement du type «Mais qu’est-ce qui nous arrive?» Non pas des affirmations du type «ils sont malades», non, mais «qu’est-ce qui nous est arrivé, à nous, les Espagnols? Et pourquoi?».

Le fait de constater ceci, et le fait de constater qu’on s’accroche à une Constitution inaltérable, comme historien, cela me rappelle une autre période historique, de 1876, et le fait que l’Espagne, comme Etat, s’enferre dans un échec continu. Pour tout pays, il doit y avoir un moment durant lequel naisse une réflexion, comme l’a vécu par exemple la France après la défaite franco-prussienne en 1871. Mais par contre, il n’y a aucune réflexion chez l’Etat espagnol, et on pourrait presque cyniquement affirmer, sans plaisanter, que cela lui convient.

Enfin, en tant que citoyen, je crois qu’il est impossible qu’un texte empêche l’expression démocratique. Il est impossible qu’un texte soit une barrière qui empêche de discuter, de décider, de demander l’opinion, de voter, de trouver une porte de sortie.

Et maintenant?

Le 10 octobre, le Président Carles Puigdemont a demandé formellement au Parlement espagnol d’autoriser la Catalogne à organiser un référendum dans un cadre légal.

Le 14 octobre, le gouvernement espagnol saisit le Tribunal constitutionnel et attaque le Parlement catalan pour avoir approuvé des résolutions sur le référendum dans son débat de politique générale.

Réagissant à cette réplique du gouvernement espagnol, le Président Puigdemont rappelle sur le site du gouvernement de la Catalogne que le Conseil de l’Europe, dans un rapport sur la corruption, a mis en évidence l’usage politique des tribunaux par l’Etat espagnol. Il regrette qu’aucune des 11 recommandations de cet organisme international n’ait été appliquée. Enfin, il souligne que l’Espagne occupe en Europe la 25eposition, sur 28, sur le plan de l’indépendance judiciaire.

Il y a de cela 76 ans, le 15 octobre 1940, le régime franquiste fusillait Lluis Companys, dont les derniers mots furent «Pour la Catalogne!» Devant sa tombe, Carles Puigdemont rappelle, dans un bref discours, que Companys a été «poursuivi, détenu, jugé, condamné et assassiné à l’intérieur d’une légalité, mais injuste». Dans des propos relevés par Ara.Cat, le Président avertit qu’ «aucun des vestiges de cette légalité qui a permis cela n’empêchera le peuple de Catalogne de pouvoir atteindre le niveau de liberté qu’elle souhaite ». Quant à la Présidente du Parlement catalan, Carme Forcadell, également présente pour l’hommage à Lluis Companys, et personnellement menacée d’inhabilitation par l’Etat central, elle annonce que le parlement débattra de deux motions, qui prévoient de demander à l’Espagne d’annuler tous les jugements franquistes, de 1939 à 1975.

L’année 2016 s’achève donc sans qu’un dialogue ne s’instaure, et 2017 ne laisse guère présager une baisse de tension entre Madrid et Barcelone, la première s’enferrant dans un déni effarant, et la seconde ne semblant plus guère disposée à composer.

Le divorce semble consommé, le point de non-retour atteint entre ces deux gouvernements. Subsiste une inconnue, fondamentale: la sanction des urnes s’abattra-t-elle sur la Catalogne ou sur l’Espagne?

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STEPHANE RIAND

Avocat; rédacteur à L’1dex (www.1dex.ch); Sion – Suisse

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