JANVIER 2021 – Le 20, Vicent Partal, dont l’éditorial sur VilaWeb est attendu tous les matins, a publié un document véritable essai d’actualisation des conditions de l’indépendance, présenté en trois parties. Ce billet tente d’en traduire les grands traits en français, … avec deux-trois commentaires courts pour les lecteurs moins informés.
Honnêteté et simplicité d’introduire par le constat du désastre politique institutionnel dans lequel le mouvement indépendantiste catalan se trouve actuellement.
En effet, depuis octobre 2017, avec plus ou moins d’intensité par phases, tout se passe comme si la Catalogne (du Sud, « espagnole ») subissait le joug de l’article 155, soit la prise en main par Madrid du gouvernement de la Generalitat (organisation politique de la communauté autonome de Catalogne). Il n’y a pas de semaine sans qu’une exaction aux droits soit commise, sévère, ici et là partout où l’ex-autonomie pourrait être réduite, envers tant le Pays que la population et ses représentants légaux et associatifs.
La judiciarisation systématique intense de tout acte et attitude ne tient aucun compte des avis, remarques, positions, demandes, exigences, venant de l’extérieur, tout autant de Pays, d’institutions, de l’Europe que de l’ONU. Une partie des « responsables » politiques des Partis indépendantistes se dispersent, semblent tenter de collaborer, lamentablement (l’usure du temps et l’appétence du pouvoir fait son effet aux dépends de l’unité) ; la population, solide, reste portée par les grandes associations civiles, qui demeurent puissantes. Une partie des plus jeunes piaffent pour en découdre, ce qu’attendent depuis des années les autorités et la justice espagnoles.
Vicent Partal rappelle que sa tâche est d’analyser la réalité et de tenter d’aider à la comprendre.
1 – les trois clés du discours : unilatéralité, auto-affirmation et compréhension que « l’autre » est un tout indivisible.
Ces trois dernières années la scission de l’indépendantisme entre tenants de la rupture et réformistes a produit pour ces derniers, particulièrement pour plusieurs théoriciens et promoteurs d’Esquerra Republicana (un des Partis traditionnels de la gauche républicaine) de marquer la distance avec les autres, en proposant des énormités conceptuelles soit la prise en compte du cadre légal et mental espagnol, en conséquence la paralysie du projet indépendantiste. Ainsi du blâme du nationalisme (catalan), de la normalisation du castillan en tant que langue, ou de cette idée selon laquelle l’indépendance ne serait pas possible si une moitié du Pays se positionne contre, ou certaines contrées administratives, ou quelques villes.
Il y a lieu de se défaire net de ces constructions mentales qui ne tiennent pas, et de mettre en avant trois axes clés de tout mouvement de libération que l’indépendantisme catalan a largement assumé à l’étape 2017.
Le premier axe est l’unilatéralité. La manifestation de 2010 à propos du verdict sur le statut (réduction de l’autonomie) a été convoquée sur le thème « Nous sommes une Nation nous décidons ». Et non pas « Nous sommes une Nation, nous négocions ». Et encore moins « Nous sommes une Nation, voyons si nous pouvons faire quelque chose ». L’équation doit rester claire : le mouvement démocratique catalan pour l’indépendance est l’expression de la volonté de la Nation catalane, laquelle ne se soumet à aucune autre volonté que la sienne. Ce n’est pas relatif à une estimation de pourcentage ni à une quelconque idéologie : « nous décidons de ce que nous voulons faire ».
Le second axe est l’auto-affirmation, complémentaire du premier. Aux indépendantistes de savoir avec quels éléments construire la Nation, ce qu’ils ont d’unique au monde qui les rend forts, qu’il n’est pas possible de réduire ni de diluer sans arrêter le projet,… et alors dans le drame. Vicent Partal fait tout particulièrement référence à la langue. Car c’est le catalan qui fait la Catalogne.
Le troisième axe est la compréhension que « l’autre » est un tout indivisible. Une Nation est contre une autre, les Pays catalans, la Catalogne, contre l’Espagne. Soit un dialogue d’affrontement entre Nations, soit la subordination. L’État espagnol constitue un Tout, complet, responsable comme un Tout de tout ce qu’il fait. Il n’y a pas d’une part un bon gouvernement et de méchants juges, … mais un État qui met en œuvre toutes les armes à sa portée pour réussir son objectif politique : annihiler les indépendantistes en tant que Nation. Habituer « l’autre » à n’entendre que ce cadre, … faute de quoi le mouvement n’aboutera à rien de plus qu’un régionalisme … espagnol. Il n’est donc pas question de traiter sur un siège de député donné, une mairie, un budget, comme s’il ne s’agissait que d’actes politiques distincts de l’objectif républicain.
Bien évidemment, cette formulation implique des actions quotidiennes, qui ne dépendent pas seulement des politiciens mais de chacun. Plus spécialement, la reconnaissance des positions anticolonialistes et de libération, ce qui va avec ne pas tenir compte des diverses initiatives d’étouffement, le devoir de ne pas respecter l’oppression, et de systématiquement agir en auto-défense.
2 – les trois principales leçons de la période 2017/2020 : les indépendantistes veulent gagner, les « autres » veulent les freiner, et le statut d’autonomie est en fait un obstacle.
Le processus d’indépendance en ces débuts du XXIè siècle suit des phases distinctes. De 2010 à 2014 une phase de diffusion avec la validation théorique du projet. De 2014 à 2017 la phase du travail parlementaire en même temps que populaire de sa traduction institutionnelle. Et de 2017 à 2021, vaille que vaille, la phase de lutte contre la violence espagnole, le débat sur le chemin dorénavant à suivre dont la destruction, à partir des contradictions liées à la répression, de l’architecture institutionnelle de l’État espagnol y compris sa crédibilité à l’extérieur.
Plusieurs leçons importantes sont à tirer de ces trois phases, selon Vicent Partal.
La première, fondamentale, est de savoir comment gagner. Car l’indépendantisme l’a emporté en 2017. Emporté par la cohérence d’avant, l’unité, toujours à l’initiative de propositions renforçant la majorité. Emporté avec l’engagement combiné de Junts per Si (Partis indépendantistes de centre-droit) et de la CUP (Parti indépendantiste radical de gauche). Emporté en approuvant des lois logiques, bénéfiques à la grande majorité du Pays, … lois que le régime en place ne peut accepter. Emporté en détricotant le franquisme et la transition qui s’en est déclinée. Ainsi lors des remarquables sessions parlementaires des 6 et 7 septembre 2017 où les espagnols ont poussés des hurlements quand était touché le cœur de la bête, là où cela faisait mal. Emporté avec l’unité populaire du Premier Octobre (2017).
Bon : certains peuvent dire qu’aujourd’hui les indépendantistes sont plus divisés que jamais ; il y a doute là dessus. Chaque Parti étant ce qu’il est, les désunions se manifestent par des luttes de personnes comme cela se passe entre les membres d’une même famille. On en trouve l’origine notamment dans les élections européennes antérieures. Mais là où du point de vue des Partis se déroule une mauvaise expérience, ont quand même eu lieu les élections du 27 septembre 2015, le referendum d’autodétermination du Premier Octobre (2017), et la proclamation de l’indépendance.
Il est clair que l’unité a été imposée aux politiques par la rue, la décision de la population. Avec l’action de quelques « outils », surtout l’ANC (Assemblea National Catalana une des principales organisation civile qui animent le mouvement d’indépendance) ; mais il est moins évident que cette dernière soit aujourd’hui dans la capacité de renouveler une telle manœuvre. La principale erreur commise a peut-être été de freiner la mobilisation populaire en priorisant les Institutions. La différence stratégique de fond est au cœur de chacun. Là où les indépendantistes savaient qu’ils ont la capacité d’orienter les politiques, il leur semble que ces derniers s’en jouent, alors que faire ? D’abord changer cela, et que les catalans qui veulent l’indépendance en reviennent à ce qu’ils sont.
Dans le changement de cap de 2017 des réformistes, l’ajournement de l’indépendance place en priorité les pactes avec Madrid et la gestion d’une Generalitat qui ne se maintient pas dans la ligne. C’est là une attitude qui va s’épuiser car les résultats (dans le sens de l’indépendance) sont déjà et seront nuls. Aussi il y a lieu de demander (aux électeurs) de résoudre cette situation par un vote massif le 14 février (prochain) en faveur des candidats pour la rupture. Suivre les réformistes mènerait à abandonner le projet d’indépendance. L’expérience d’une telle manœuvre a déjà été observée au Pays basque suite à une scission de l’ETA.
Les « autres » savent comment freiner le mouvement. Ils savent « diviser pour régner », en collant à cette stratégie la répression et la violence. La répression est efficace, mais sans tromper personne. Elle fatigue, lasse. Elle use, épuise. Elle trouble la vue. C’est pourquoi les espagnols la mettent en œuvre, jusqu’à en payer le prix en matière de réputation, alors qu’ils le savent ; ils savent aussi comment assumer et répondre. Ils adaptent la répression à chaque statut, prisonnier ou exilé ; amendes et exactions sous tous les prétextes. On finit par ne plus savoir si la lutte contre la répression se substitue à la lutte pour l’indépendance, et finalement la masque. Difficile de maîtriser l’émotion que chacun et tous ressentent, … mais il faut faire avec.
Dans ce contexte, Vicent Partal considère que l’on a pu voir plus clairement la perte totale de pouvoir et d’écoute politique de la Generalitat. Ainsi d’actions des Mossos (police de la Generalitat) et des dénonciations de personnes qui se mobilisent dans la rue, intolérables. Connait-on au monde un autre mouvement de libération qui tiendrait ses propres prisonniers enfermés dans ses propres prisons ?
Donc, que faire ?
3 – les trois clés du futur à court terme : instituer la République (de Catalogne), mettre l’état espagnol au pied du mur, et en obtenir le pouvoir et le territoire.
Les choses ont beaucoup changé entre 2017 et 2021, certaines en mieux, d’autres en pire. Il n’est plus possible d’appliquer mécaniquement la stratégie d’avant 2017. Vicent Partal est convaincu qu’il convient de bâtir sur trois piliers.
En 2014 « on » croyait au chemin légal, aussi la Generalitat a été l’instrument retenu pour faire l’indépendance. Dorénavant, non. La violence espagnole, l’absence de réaction démocratique de la part de l’État espagnol, laissent clairement voir que ce chemin ne pourrait être suivi qu’en espérant un miracle inimaginable. En conséquence il faut tendre dans une autre direction. Laquelle ?
Pour Vicent Partal, trois facteurs clés sont à activer le plus tôt possible :
- l’institutionalisation de la République proclamée (en 2017) ;
- la poursuite de la destruction institutionnelle de l’État espagnol ;
- en même temps que le « Consell per la Republica » lui dispute le pouvoir, non seulement sur les réseaux numériques ou au plan culturel mais aussi physiquement, dans la rue. Consell per la Republica est l’initiative lancée en 2019 par les membres du gouvernement en exil, rassemble les tenants de la République de Catalogne (catalans ou non) au sein d’une citoyenneté autonome distincte des structures officielles ; l’institution, internationale, est actuellement intégralement structurée sur un fondement numérique, permettant à tous les adhérents de participer rapidement à toutes les décisions importantes.
Il se trouve que toutes les projections imaginables pour le projet ont de fait été impulsées par des initiatives diverses, par exemple du Consell per la Republica ou de l’ANC. Quand même, il faut dire que ces initiatives ne semblent pas toutes prendre racine, … ne s’y inscrivent pas toutes les personnes qu’il faudrait.
Le cas du Consell est le plus net. Ce serait un des meilleurs outils de libération, mais les gens ne semblent pas tous le comprendre. Sa propre gestion des débuts, par à-coups, de part et d’autres, n’y a pas aidé. Mais maintenant il semble que soient bien engagées son institutionalisation et l’annonce des premières élections à l’assemblée constituante. Il est donc bel et bon de comprendre ce que signifie déjà deux millions de catalans qui bâtissent, en partant de la base, en totale liberté et coordonnés entre eux, un contre-pouvoir national, une autorité nationale reconnue au quotidien par une proportion plus importante de la société. Et ce sur tous les terrains, allant par exemple du suivi consommateurs de l’IBEX (indice boursier à la Bourse de Madrid) … à la représentation internationale de la Nation.
Le Consell, dans son document « Préparons-nous », a proposé la bataille du pouvoir contre l’État espagnol, et c’est ainsi qu’il faut agir. C’est une bataille qui devra se faire dans la rue dés le terme de la pandémie, en se raccordant au cycle de fortes et puissantes mobilisations réalisées de octobre 1989 à février 2020.
Cette démarche doit être combinée avec le troisième facteur clé, la poursuite de la démolition de la crédibilité de l’État espagnol et de son fonctionnement institutionnel. S’il n’y a pas d’accord avec lui, et (l’expérience montre que) il n’y en aura pas, l’indépendance devra se porter en avant dans le conflit, conflit ouvert. Sa responsabilité ne relèvera pas des indépendantistes, mais de ceux qui refusent le dialogue et le vote (d’autodétermination). En regard de tout cela les indépendantistes ont à être bien conscients que la situation a considérablement changée depuis 2017. La répression sur les prisonniers politiques et les actions contre les exilés ont mis au pilori la crédibilité de la démocratie en Espagne.
La justice européenne est lente, alors que les indépendantistes sont pressés. Mais il y a lieu d’être conscients que la part la plus décisive du chemin est déjà faite. Maintenant, comme en judo, il reste à utiliser le déséquilibre de l’adversaire pour le faire tomber. Déjà il est devenu clair qu’il n’y a eu ni rébellion ni sédition ni rien de tel, mais qu’il est devenu évident que l’Espagne a réagie non pas comme une démocratie, ni en respectant ses propres lois et son cadre institutionnel. Évident qu’il y a discrimination contre les catalans en tant que minorité nationale. Le prix final que l’Espagne paiera, tant au plan juridique que de son image, sera très élevé, … et cela ne tardera pas.
Vicent Partal termine en mettant l’accent sur l’horizon immédiat. Quand la justice européenne oblige l’Espagne à annuler son jugement (d’octobre 2019 le « moment Tchernobyl de l’Espagne »), sa réputation et sa capacité de contrôle de la situation chute très bas. La question est de savoir si ce jour là le mouvement indépendantiste sera prêt à faire le pas décisif. Le sera-t-il ou pas ? … il est sur qu’il le sera si d’ici là est institutionalisée la citoyenneté républicaine, si déjà la bataille du pouvoir est engagée sur tous les terrains où cela est faisable, et si les indépendantistes ne renouvellent pas les erreurs qui les ont affaiblis en 2014. Il pointe notamment les brouilles partisanes, ainsi qu’une certaine faiblesse théorique, une conception trop tendre, voire angélique (difficile de traduire le mot catalan en français mais l’idée y est), de ce qu’est la Nation.
Vicent Partal reste ouvert à tout débat.
Mon premier commentaire : enfin, dans le contexte des réalités du projet d’indépendance de la Catalogne, de la part de l’un des premiers et respecté comme tel des maîtres à penser de ce mouvement, un discours de combat dans le cadre d’un conflit direct. Car, spécifiquement dans ce contexte, il n’y a pas d’autre alternative (TINA), et il aura fallu les souffrances non méritées et non choisies de tout un peuple, dont l’énergie aurait pu être si bénéfique à toute l’Europe, pour en arriver à ne pouvoir considérer autrement la situation. Et c’est un ex- négociateur et professionnel de la médiation de cas difficiles qui commente ainsi, après cinq ans d’observations. Dans un tel cas de radicalité des deux adversaires, on ne peut là envisager le choix extrême et très dangereux sur des enjeux lourds du « saut de l’ange », que par exemple des Anouar El Sadate et Moshé Dayan ont réussis (mais le premier en a été assassiné) ; car n’existent pas deux leaders de cette trempe ! Vicent Partal nous fait donc là bénéficier de son habituelle analyse acute et de son regard qui dépasse : le rebond sera acté par la base ou ne sera pas.
En l’occurrence, c’est dans le combat franc et non dans la non-violence trop systématique voire dogmatique que se prépare la résilience, … qui sera, plus tard. Si coopération va le plus souvent en alternance avec conflit, en l’état, là, c’est conflit.
Michel André Vallée 28 janvier 2021
Lire aussi, sur le site internet Col.lectiu Oliba « En quoi l’indépendance est pour la moitié de la population catalane la seule issue pertinente et acceptable ? Fondements historiques de cette conviction » – mai 2019.